dimanche 6 novembre 2011

TUNISIE : LA PREMIÈRE LAÏCITÉ MUSULMANE ?

L'HISTORIEN ET PENSEUR MUSULMAN MOHAMED TALBI LIVRE SES IMPRESSIONS SUR LA RÉVOLUTION TUNISIENNE, À LA VEILLE DE L'ÉLECTION D'UNE ASSEMBLÉE CONSTITUANTE. ET MET EN GARDE CONTRE LA TENTATION ISLAMISTE EN RAPPELANT QUE LA CHARIA N'A AUCUN FONDEMENT CORANIQUE

Tunisie : la première laïcité musulmane ?
Auteur Mohamed Talbi
L’essentiel a été fait, et merci à l’équipage qui, contre vents et marées, a mené notre navire à bon port : le 23 octobre, pour la première fois dans notre histoire, nous choisirons, à travers des élections vraiment libres et démocratiques, notre destin. La première Constitution tunisienne date de 1860, c’est la première du monde arabo-musulman ; la deuxième de 1958 ; la troisième sera celle de 2011. Ouvrira-t-elle, à plus ou moins long terme, la voie au califat théocratique – la pire forme de tous les totalitarismes –, vœu secret de tous les salafistes quels que soient leurs déguisements démocratiques opportunistes ?
Je souhaite que mon pays, qui a donné au monde arabe, pour la première fois dans son histoire, la démocratie, lui donne aussi la première laïcité musulmane. Je crois que c’est possible. Je propose donc comme premier article de la troisième Constitution tunisienne : « La Tunisie est une république libre, démocratique et laïque. La majorité de sa population est musulmane, de langue majoritairement arabe, langue officielle du pays. L’État laïc tunisien garantit pour tous les citoyens la liberté de conscience, de croyance et d’expression, et leur assure un ordre de paix et de coexistence pacifique dans le respect de la loi. » Pour nous, ce premier article trouve son fondement et sa justification à la fois, primo dans la Constitution de Médine, la première écrite au monde ; secundo dans le Coran.
En effet, le seul obstacle à la laïcité vient exclusivement de la charia. Or celle-ci n’a aucun fondement coranique. De fabrication humaine et relativement tardive, elle n’oblige aucun musulman en conscience. Seul le Coran oblige. La question exige un long développement qui n’a pas sa place ici. Je me limite donc à un simple constat incontestable. La première somme consacrée à la charia est le Kitâb al-Umm, de Shâfi’î, mort en 804. Auparavant, c’est-à-dire près de deux siècles durant, les musulmans avaient vécu sans charia. Ils pourraient donc s’en passer de nouveau, et s’en porteraient d’autant mieux que sous les pesanteurs de l’Histoire, par le hukm al-ridda (la loi sur l’apostasie), inexistant dans le Coran, la charia a pris une forme terroriste incompatible avec la liberté et la démocratie. Sans charia tout le monde se porterait mieux. C’est dans ce sens que je travaille en tentant de rénover la pensée musulmane, condition sine qua non pour retrouver notre place dans l’Histoire, voire la redynamiser.
Venons-en maintenant à la Constitution de Médine. Elle fut négociée par le Prophète en l’an 1 de l’hégire, entre toutes les composantes sociales de la cité-État, polythéistes, juifs et musulmans. Dans ses 47 articles, il n’est nulle part question d’une religion de l’État. Il s’agissait d’une Constitution laïque.
Passons au Coran. Il n’est ni un code ni une Constitution. Il est le « Livre de l’Heure », un appel à tous les hommes, partout sur terre, où qu’ils soient, en Orient ou en Occident, pour que chacun d’entre eux cherche individuellement son salut, indépendamment du régime sous lequel il vit. Il garantit à tous les hommes la liberté de conscience : « Pas de contrainte en matière de religion » ; « Ô vous croyants ! Occupez-vous de vos affaires. Ne vous porte aucun préjudice celui qui s’égare, si vous êtes sur la bonne voie » ; « Si ton Seigneur l’avait voulu, Il aurait fait de tous les hommes une communauté unique. Or, ils ne cesseront jamais de vivre dans la diversité. »
Appliquons ces principes, et nous fonderons une laïcité musulmane, respectueuse de toutes les libertés, des droits de l’homme, et de la démocratie, garantissant à tous les hommes une coexistence pacifique et fraternelle sur notre planète Terre, chacun vivant librement sa diversité singulière. 

mardi 1 novembre 2011

GHANNOUCHI MET LA TUNISIE SOUS CONTRÔLE QATARI

Le premier pays auquel Ghannouchi rendra visite après les élections c'est le Qatar, c'est à dire un pays de moins d'un million d'habitants. 

A moins qu'il s'y soit rendu pour remercier son généreux donateur qui l'a soutenu via sa TV personnelle Aljazeera et qui a financé sa compagne électorale. Grâce auquel il a pu dépenser sans compter pour acheter les voix des électeurs, en faisant du populisme. 

Mais aussi pour prendre, je suppose, ses ordres pour la suite de la politique que l’Émir voudrait pour la Tunisie.
De même que l’Émir du Qatar assure vouloir assister, pardon honorer par sa présence la séance inaugurale de l'assemblée constituante.

Au moins les choses deviennent claires ainsi : Ghannouchi met la Tunisie sous contrôle qatari !

Rachid Barnat

LETTRE OUVERTE AUX JEUNES DEMOCRATES

Lettre parue dans : Ifriqiya Magazine


La Tunisie est à la croisée des chemins. Elle a une chance qui risque de ne pas se reproduire de si tôt, pour instaurer un vrai régime démocratique. Mon inquiétude est de ne pas tomber dans les pièges du passé et de nous retrouver leurrés par des partis totalitaires pour qui la démocratie n’est qu’un moyen pour accéder au pouvoir.


Pour rappel, mon père Boubaker Barnat, un grand résistant qui a sacrifié sa jeunesse (il a commencé à militer dés l’âge de 15 ans, à plusieurs reprises emprisonné pour raison politique ; puis condamné à mort ; à la fin, gracié par le général De Gaulle) pour lutter pour l’indépendance de son pays et pour l’instauration d’un régime républicain, démocratique et laïque ; très vite il va déchanter.

S’il avait accepté l’autoritarisme du début du règne de Bourguiba, qu’il estimait nécessaire pour imposer les réformes indispensables pour la modernisation de la Tunisie (statut de la famille, statut de la femme ….), qui seront suivies selon lui nécessairement par l’instauration d’une véritable démocratie, suite logique à « la politique des étapes » de Bourguiba (sia’set el mara’hel); très vite il a senti venir le piège qui va mener Bourguiba vers un régime autocratique, voir despotique vers la fin de son règne, grâce à une machine à broyer toutes les résistances : le Néodestour, parti unique. Et c’en était fini de la démocratie sous Bourguiba.
Et de cela, mon père discutait souvent avec ses amis, anciens codétenus : Mr Behi Ladgham, devenu ministre de la défense puis premier ministre ; Mr Mongi Slim, ambassadeur de la Tunisie auprès de l’ONU, entre autres. Bien que déçus, ils étaient impuissants devant ce parti devenu trop puissant.

Puis en 1987, suite au beau discours-programme de Ben Ali, à mon tour j’ai cru enfin à une possible démocratie dans la Tunisie post Bourguibienne. A mon tour de déchanter quand, 2 ans après son arrivée au pouvoir, la machine Néodestour rebaptisé RCD (Rassemblement pour le changement démocratique), va instaurer un régime autocratique encore plus dur que celui de Bourguiba.

La suite, tous nos jeunes la connaissent puisque c’est eux qui ont « dégagé » le tyran.

C’est pourquoi je me méfie de tout parti qui a vocation au totalitarisme. Dont les partis islamistes. Plus particulièrement Ennahdha qui a la cote auprès de beaucoup de jeunes qui croient à leur discours « modéré ». Je ne crois pas comme certains démocrates, que nous aurions en Tunisie un islamisme « modéré ». Cela n’existe pas. Leur programme est clair, c’est du salafisme qui se fonde sur : « le Coran + la Chariâa ». S’ils en dévient, c’est qu’ils sont hypocrites. Ils sont condamnés à l’appliquer et de plus en plus rigoureusement. C’est pourquoi les dérives vers le totalitarisme sont réelles….

Ce parti islamiste Ennahdha (Renaissance) et son chef Ghannouchi, grands vainqueurs des récentes élections générales, essaient de se refaire une virginité sur les ruines de l’ancienne dictature Ben Ali.

Pourtant, force est de constater que les islamistes du parti Ennahdha, longtemps en embuscade, n’ont pas joué un rôle majeur dans le renversement du régime de Ben Ali.

Mais en tant que parti des plus organisés, bien financé et soutenu par les émirs du Golfe et leurs médias, ils ont su tirer les marrons du feu en infiltrant les couches sociales les plus déshérités de la société tunisienne, surtout dans le sud du pays en multipliant actions et discours populistes.
Le problème, c’est que leur discours est ambigu. Ils peuvent tenir 3 à 4 langages à la fois.
Monsieur Ghannouchi nous dit officiellement qu’il respectera les libertés publiques, que les droits seront les mêmes pour les hommes et les femmes, qu’il n’imposera pas le port du voile aux femmes. 
Pourtant jadis disciple de Nasser, il n’a jamais dissimulé sa sympathie active pour la doctrine de Hassan el-Banna, le fondateur égyptien des Frères musulmans. Lorsqu’il a fondé son mouvement islamique en 1981, c’est-à-dire l’année où Anouar el-Sadate a été assassiné par les islamistes, il savait bien qu’ils n’étaient pas des démocrates. Puis il va se rapprocher du Soudan dont il fera l’éloge de son président respectueux de la chariâa. 

Et voilà qu’il se découvre proche de Recep Erdogan, et se met à louer le régime turc et sa façon de concilier l’appartenance à l’islam et la défense de toutes les libertés. Il va jusqu’à nous affirmer qu’’Ennhada ressemble à l’AKP, le parti du premier ministre turc Recep Erdogan qu’il qualifie d’islamisme modéré. Sur ce point, Monsieur Ghannouchi se moque de nous car islamisme et modération sont antinomiques.

Par ailleurs, à la question de la séparation du politique du religieux, les réponses de Rached Ghannouchi restent toujours évasives s’il n’élude la question ou, pire, refuse d’y répondre. Ce qui n’annonce rien de bon pour les tunisiens.

Rached Ghannouchi est un manipulateur qui cherche à endormir les opinions publiques occidentales. Sa doctrine est ambiguë, il dit tout et son contraire. Et comme l’écrit Hamadi Redissi, le président de l’observatoire tunisien de la transition démocratique : « Ses sources intellectuelles sont toujours les mêmes : Hassan el Banna, le fondateur égyptien des frères musulmans ainsi que d’autres islamistes radicaux. »

Qui plus est, Ghannouchi ne se gêne pas pour dire qu’Ennahdha doit gérer le ministère de l’éducation. Quand il déclare que les tunisiens sont devenus franco-arabes et que c’est de la pollution linguistique, il reprend un des thèmes chers au FIS, en Algérie. Ce qui en dit long sur le peu d’ouverture d’esprit du personnage et sur les décisions qu’il pourrait être amené à prendre.



Il lance cette nouvelle polémique pour créer une nouvelle zizanie parmi les tunisiens, comme il l’a fait dés son retour de son exil londonien à propos de la pratique religieuse des tunisiens, qu’il estime pas suffisamment pratiquants, voir « mécréants » ; puis de leur identité. Remplaçant par des discours populistes, un programme politique qu’à l’évidence il n’a pas. 

Il entend, dit-il créer le modèle le plus démocratique du monde arabe. Alors que nous savons qu’il est soutenu et financé par les émirs du Golfe et par l’Arabie dont l’unique souci est d’empêcher que la révolution tunisienne réussisse et aboutisse à une réelle démocratie et à la modernisation de la Tunisie. Son rôle est de promouvoir le wahhabisme de ces monarques, arme parfaite pour dominer leur peuple en les abrutissant de « religiosité ». Il finira par l’imposer aux tunisiens. Pour cela, il va neutraliser les aspirations des tunisiens à la liberté et à la démocratie, deux notions, oh combien dangereuses pour ces monarques, qu’ils veulent étouffer avant qu’elles ne se propagent parmi leurs peuples aussi. 

Il suffit de voir ce qui se passe dans les pays qui sont tombés entre les mains des salafistes-wahhabites, ayant adopté la chariâa comme Code Civil : Pakistan, Afghanistan, Soudan, Somalie, les pays du Golfe et d’Arabie…..pour comprendre que Ghannouchi et son parti leurrent les tunisiens en leur promettant la défense de toutes les libertés. Sont-ce des pays exemplaires sur le plan des libertés individuelles comme sur le plan économique et industriel pour vouloir importer leur modèle en Tunisie ?

En ce qui vous concerne entrez dans la modernité, saisissez vous des outils de la démocratie (inscription sur les listes électorales, participation aux votes, adhésion aux partis progressistes, participation aux associations citoyennes…), de la liberté et ne vous laissez ni séduire ni entraîner vers ceux qui veulent vous tirer vers le passé et la régression. Ne tombez pas dans les deux pièges que l’on vous tend pour vous faire croire que vos choix seraient contraire à la religion et qu’ils feraient de vous des « occidentaux » et des « mécréants ». Ce ne sont là que des outils de propagande pour ceux qui veulent seulement conquérir le pouvoir en instrumentalisant la religion. Ne soyez donc pas dupes ni utopistes. Restons réalistes.

Souvent les islamistes, narquois nous disent que la démocratie est un concept occidental, dont ils ne trouvent pas trace dans le Coran….Et Recep Tayyip Erdogan, le « modéré », expliquait en 1994 que « la démocratie représente un moyen et non une fin ».

C’est pourquoi je persiste à dire que tous les tunisiens épris de leur liberté doivent rester vigilants et critiques pour suivre toutes les actions politiques de ce parti sorti majoritaire de la première consultation du peuple. 

Et se rappeler que nous sommes tous musulmans et nul n’a besoin qu’on lui impose la manière d’exercer sa foi. Refusons que les islamistes s’immiscent dans la foi des tunisiens.

Les islamistes habilement ont dénaturé le concept de laïcité en le présentant comme une notion anti-islam. Ce qui est faux et relève d’une malhonnêteté intellectuelle volontaire pour effrayer la masse populaire ! Puisque l’idée même fondatrice de la laïcité est de permettre l’expression de toutes les croyances : le religieux doit rester dans la sphère privée et ne pas empiéter sur la sphère publique ; la République garantissant à tous la liberté du culte.

Je ne voudrais pas qu’on vous vole votre révolution ni votre rêve de Démocratie, comme on l’avait volée à d’autres qui se sont sacrifiés pour ces valeurs, en permettant en son nom à un parti d’instaurer un régime théocratique totalitaire en remplacement d’un régime autocratique totalitaire lui aussi.
Car l’occasion risque de ne pas se reproduire quand les écoles coraniques auraient pris le relais des écoles républicaines qui ont formé les jeunes qui se sont révoltés ainsi que leurs parents qui leur ont donné le goût du savoir. Une génération ou deux de jeunes sorties d’un système « islamiste» et c’en est fini du libre arbitre qui mène à la révolte et aux révolutions quand le pouvoir vire à la dictature ; puisqu’en bons salafistes, les islamistes abhorrent la philosophie et ce qu’elle a de mieux : la dialectique qui permet la confrontation des idées. Ce que l’imam Malek pratiquait pour son ijtihad. Alors que l’imam Abdel Wahhab l’interdit. Or n’oubliez pas que la Tunisie est traditionnellement malékite. 
Refusez le wahhabisme.

Restez donc vigilants et ne vous laissez pas voler votre révolution ni bafouer les principes qui ont animés votre révolte pour lesquels vos camarades se sont sacrifiés : LIBERTÉ, DIGNITE et TRAVAIL ; par des opportunistes qui n’ont d’autre programme que de vous convertir au salafisme version wahhabite. Les tunisiennes et les tunisiens ont gagné leur droit à la liberté à travers leur révolution, il ne faudrait pas qu’une autre dictature vienne les en priver.

Rachid Barnat







samedi 29 octobre 2011

LAISSER ENNAHDHA SE DEBROUILLER SEULE

Lettre parue dans : Kapitalis 
et dans : Ifriqiya Magazine

Pourquoi Ennahdha tend-t-il la main aux autres partis et souhaite-t-il une large coalition ? D'abord parce qu’il n'a pas la majorité et qu'il doit nécessairement s'allier. Ensuite, parce qu’en faisant alliance, il trouble le jeu et enlève aux partis laïcs leur marque et cela en vue des très prochaines élections (législative et présidentielle).
Ennahdha a, quant à lui, une bonne visibilité. Alors que les autres partis perdront toutes particularités dans l'alliance avec Ennahdha.
Par ailleurs si les résultats ne sont pas là, et c'est certain (le temps est trop court), il ne sera pas possible d'imputer l'échec à Ennahdha : chacun sera dans la même position aussi bien Ennahdha que le parti allié.
Dés lors une large coalition est tout bénéfice pour les islamistes, alors que les autres partis ont tout à perdre.

La démocratie a besoin de clarté : par l’existence claire d’une majorité mais aussi d’une opposition claire elle aussi. Car l’existence d’une opposition claire est la condition de la possibilité d’une alternance du pouvoir qui est la caractéristique d’un régime démocratique.

Or les résultats des élections Tunisiennes à la Constituante ont donné à Ennahdha la place indiscutable de premier parti politique dans le pays. Mais ce parti, tout en étant le premier, n’a pas la majorité nécessaire pour gouverner seul. C’est la raison pour laquelle depuis que le résultat est connu, ce parti parle d’alliance et tend la main aux autres partis en parlant de gouvernement de coalition.

Certains soutiennent cette idée de gouvernement de coalition en prétendant qu’il faut dépasser les clivages dans l’intérêt supérieur du pays. Il est vrai que, dans certains cas de grandes difficultés, il est nécessaire que des forces politiques se coalisent pour faire face aux défis.
Est-on dans ce cas ? Et les partis « non religieux » ou certains d’entre eux, doivent ils s’allier à Ennahdha ?

Je pense que ce serait une très lourde erreur et que les partis qui s’allieraient à celui d’Ennahdha ne tarderaient pas à en payer le prix.
- Une erreur d’abord, parce que pour faire une alliance, il faut un programme minimum commun.
Or la différence entre des partis qui se fondent sur la religion et les autres, est à ce point fondamentale que ce serait le mariage de la carpe et du lapin…Dans une telle alliance l’un des participants doit renoncer à l’essentiel. Et soyons sûr que ce ne sera pas les islamistes.
- Plus grave encore, une telle alliance va banaliser le parti islamiste et lui permettre de se renforcer pour rebondir plus fort plus tard et lui donner ainsi l’opportunité de ne plus avoir besoin dans l’avenir de cette alliance. Le parti qui se sera alors allié avec Ennahdha, sera le dindon de la farce.
- Il ne faut pas oublier enfin qu’il va y avoir dans un très proche avenir (environ un an), des élections législative et présidentielle ; et que si des partis s’allient avec Ennahdha ils supporteront l’échec prévisible de ce gouvernement. Car il est vain de croire que les problèmes, notamment économiques de la Tunisie, seront réglés en un an par ce gouvernement.
- L’alliance permettra à Ennahdha de récuser sa responsabilité dans cet échec à l’égard de la désillusion des Tunisiens.
- Enfin en s’alliant ainsi, ces partis « non religieux »  perdront leurs marques propres alors que Ennahdha est un parti fortement identifié et qu’il en sortira renforcé.

Je pense donc qu’il faut laisser le pouvoir à Ennahdha qui trouvera, sans doute, quelques petits partis pour compléter sa majorité. Mais les autres doivent rester dans une opposition claire, déterminée et qui pourra, le moment venu, offrir aux tunisiens une alternative crédible, ce qui ne sera absolument pas le cas, en cas d’alliance.

Rachid Barnat


vendredi 28 octobre 2011

LETTRE OUVERTE AUX NOUVEAUX ELUS


Lettre parue dans : Kapitalis

Vous venez d’être élus à l’Assemblée Constituante, au terme d’une période révolutionnaire et à la faveur d’un scrutin historique qui a été à la fois transparent pour la première fois de l’histoire de la Tunisie et qui a vu une participation magnifique qui montre l’attachement des Tunisiens à la liberté de vote ; ce qui vous donne une très grande légitimité. Une fois de plus les tunisiens auront étonné le monde entier par l’engouement (plus de 90 % des inscrits) qu’ils ont manifesté pour ces élections, après l’avoir étonné par leur révolte par laquelle ils ont chassé leur dictateur.

Vous mesurez, je le pense, le rôle historique que vous allez jouer et, du coup, la responsabilité immense qui est la vôtre, à chacun d’entre vous, à l’égard du peuple Tunisien. Au moment où vous allez rédiger ensemble la nouvelle Constitution du pays, sachez que vos enfants vous regarderont agir et que vous aurez à leur rendre des comptes. Essayez donc d’être à la hauteur des enjeux qui sont de donner à vos enfants un pays qui leur permettra de s’épanouir et de progresser.

Je pense  que vous  avez tous la volonté de faire le mieux pour votre pays et je voudrai vous rappeler quelques règles simples qui devraient, selon moi, guider votre action.
Il faut d’abord que vous ayez conscience que vous n’allez pas, dans l’immédiat, agir sur la vie politique au jour le jour mais que vous allez réfléchir et voter sur les règles d’organisation des pouvoirs car ce sont ces règles qui ensuite permettront d’organiser une vie politique riche et porteuse d’espoir.

Que veulent les Tunisiens ? En faisant leur révolution et en chassant le dictateur, ils ont adressé quelques demandes simples :
- Ils ont souhaité d’abord la liberté. Ils ont dit qu’ils ne voulaient plus vivre dans la peur et dans le silence.
- Ils ont ensuite dit qu’ils voulaient éradiquer la corruption sous toutes ses formes et permettre l’existence d’un véritable Etat de droit.
- Ils ont dit enfin qu’il fallait mettre un terme au déséquilibre économique trop profond entre les régions et entre les différentes classes sociales.
Je ne crois pas trahir les aspirations du peuple tunisien en les résumant en ces trois demandes essentielles.

Je voudrai vous dire que pour parvenir à les satisfaire, la Constitution devra respecter un certain nombre de principes essentiels :
- Si l’on veut que la liberté réclamée par le peuple existe réellement, il faut que l’on ne passe pas d’une dictature à l’autre. Or cela exige selon moi que la Constitution se réfère expressément à la Déclaration Universelles des droits de l’homme qui n’est pas réservée à l’Occident mais, comme son titre l’indique, à l’ensemble des hommes.
- Si l’on veut éradiquer la corruption et éviter qu’elle ne gangrène, à nouveau, la vie du pays ; il faut que la Constitution organise une Justice indépendante, disposant de réels pouvoirs et que, nul dans le pays, ne soit à l’abri de cette Justice.
- Enfin, la Constitution devra organiser la vie des régions de manière à assurer un égal développement pour chacune d’elle.

Voilà, me semble-t-il, les principes qui devront guider vos choix. Vous devrez éviter les compromissions, les demis mesures pour satisfaire chacun.
Soyez fermes sur ces principes et le peuple Tunisien vous en sera reconnaissant.

Rachid Barnat


LE JOUR "J" DES ELECTIONS POUR LA CONSTITUANTE



A voté !



Le bulletin de vote : presque un journal !

Pour mon premier vote en Tunisie, je me suis rendu à Tunis même pour accomplir ce geste citoyen tant attendu et tant rêvé par beaucoup de tunisiens. Le dimanche 23 octobre j'ai fait un petit tour en voiture avec ma soeur. Et toutes les écoles devant les quelles nous étions passés depuis chez elle (la Mannouba) jusqu'à Mutuelleville, nous étions surpris de voir l'importante affluence matinale et dominicale des électeurs vers les bureaux de vote. 






Pour voter, faites la queue !


Puis je me suis rendu à mon école de la place Mandés France à Mutuelleville pour voir comment ces premières élections post révolution seraient vécues par les tunisiens. 




A mon grand étonnement, les tunisiens ont répondu présent en masse. Ce qui démontre bien leur soif de démocratie. J'étais surpris de voir dés 8 h du matin une queue longue de deux pâtés de maisons, et des rues encombrées de voitures dans tout le quartier de mon ancienne école. Cela faisait chaud au coeur. J'y suis retourné avec ma soeur pour accomplir mon devoir, et à ma grande surprise je croise à ancien camarade d'école et de quartier, devenu très jeune le premier champion incontesté des jeux aux échecs de la Tunisie : maître Slim Bouaziz.






Découragé de voir une si longue queue pour voter, il s'en retournait chez lui pour revenir plus tard dans l'après midi. Je l'ai encouragé pour m'accompagner et faire la queue comme tout le monde. 






Une autre surprise m'attendait : les tunisiens faisaient la queue parfois pendant 3 à 5 h sans rechigner, dans le calme et avec une discipline étonnante. Une ambiance de fête régnait tout le long de la queue des votants. Les gens se parlaient sans se connaître. On sent la parole  libérée : plus de méfiance des uns des autres. C'était jubilatoire de voir les tunisiens débarrassées de la peur que leur avait inoculée ZABA. 






Deux dames qui faisaient la queue avec moi,  ma soeur et mon ami Slim, se sont intégrées à notre discussion. Slim toujours original et drôle, m'apprend son engouement pour le tango qu'il découvre. Son souhait est de créer une école de tango à Tunis. Nous en avons beaucoup ri. L'une des dames m'a dit son émotion de nous voir Slim et moi évoquer notre enfance et parler de projets pour une Tunisie nouvelle; et de nous voir rire de nos souvenirs. Elle nous a dit que nous évoquions pour elle l'image même du tunisien dans sa bonhomie, sa gentillesse et sa courtoisie qui font sa spécificité alors que certains voudraient l'inclure dans d'autres identités (arabomusulmane) loin de la nôtre ; faisant allusion au discours identitaire de Ghannouchi et des siens. 
Un instant on se serait cru en mai 68. 


Au lendemain j'apprends que le taux de participation atteindrait les 90% des inscrits ! A la TV  tunisienne, un représentant de la ligue arabe disait son étonnement et sa grande surprise devant le déroulement des élections. Il disait que les tunisiens donnent une leçon aux peuples arabes : de civisme mais aussi de discipline.  
Malheureusement les forces rétrogrades (financées et soutenues par le Qatar et autres monarques saoudiens) ont eu 90 sièges sur les 217. Des analystes politiques expliquent que l'erreur faite par les démocrates progressistes était de n'avoir pas été porter leur parole auprès des gens pauvres du fin fond du pays. Ce qu'Ennahdha a su faire. D'autres parts beaucoup d'irrégularités ont été commises par ce partis en dépit des règles électorales, mais qui n'ont pas fait l'objet de poursuite en annulation du scrutin de peur, j'imagine, de victimiser ses membres ! Dans  certains centres des témoins rapportent que les personnes âgées étaient parfois accompagnées dans l'isoloir par des membres d'Ennahdha qui supervisent le "bon" déroulement des élections, pour les aider à cocher la bonne case.


J’espère que cet engouement des tunisiens pour la liberté et la démocratie sera préservé par les partis minoritaires : il leur suffit de s'unir pour faire front à Ennahdha, qui se voit déjà au pouvoir et le fait croire aux petites gens. Alors qu'il y aura d'autres rendez-vous électoraux pour les législatives et pour la présidentielle. 
Espérons aussi que les partis progressistes tireront les leçons de leurs échecs lors de ce premier rendez-vous avec les tunisiens libres.


Rachid Barnat

HUMEURS SUR UN BATEAU ......

Il est curieux que ceux qui votent Ennahdha continuent à vivre dans un Occident décrié par leur parti. A commencer par leur chef : Ghannouchi le salafiste, a choisi pour exil l'Angleterre, alors que des pays où des salafistes sont au pouvoir, ne manquent pas dont le Soudan dont il admirait son président et sa politique et qui lui a remis un passeport soudanais ! Leur hypocrisie est révoltante. Pour l'illustrer, je rapporte un débat auquel j'ai assisté fortuitement à table dans le restaurant du "Carthage" qui me ramenait à Tunis, entre un jeune couple vivant à Rouan, elle née en France, lui l'ayant épousée pour pouvoir venir travailler en France; et tous les deux pro Ennahdha; avec une belle brune tunisienne née en France, mariée à un suisse et vivant en Provence. Cette dame était ahurie des absurdités que débitait la dame du jeune couple qui ne cessait de commenter la condition de la tunisienne avec ses "on dit que..." , pour conclure dans le sens de son mari de ce qui est "halel" (licite) et de ce qui est "haram" (illicite), alors qu'à l'évidence elle n'a aucune culture ni religieuse ni tunisienne mais prenant aveuglément les arguments de son mari pour de l'argent comptant. Il n'a cessé de critiquer l'Occident. A la fin, la dame brune excédée, dénonce l'hypocrisie du mari en lui disant que son mariage a tout l'air d'un mariage "arrangé" pour venir travailler en France. Il est vrai que sa femme est grosse et dénuée de toute beauté. Elle lui demande par respect pour le pays qui l’accueille de cesser son dénigrement des occidentaux qui le font vivre; sinon qu'il soit cohérent avec lui même et qu'il retourne en Tunisie avec sa femme qui partage ses idées bien que née et n'ayant vécue qu'en France, si l'Occident est tant, qu'il le décrit, infréquentable ! Logiquement, lui dit-elle, il devrait vivre parmi les siens en Tunisie qu'il décrit futur paradis avec Ennahdha au pouvoir.


C'est lors de la traversée, que j'apprendrai la fin de la momie Kaddahfi. Un grand ouf de soulagement ! 
Depuis la révolte des tunisiens, ce tyran constituait une réelle menace pour notre révolution. Tant qu'il était en vie, son pouvoir de nuisance pour la Tunisie, dont il était l'ami de son tyran ZABA, m'inquiétait beaucoup.
Il aura fini comme un rat, piétiné par son peuple qu'il traitait de rats et qu'il piétinait comme tels.
Mon espoir est que les libyens optent pour une réelle démocratie. Nos deux peuples peuvent se soutenir mutuellement, car liés par une histoire commune. Et les milliers de réfugiés en Tunisie ont beaucoup apprécié l’accueil que leur avaient réservé les tunisiens, eux-même dans la difficulté. Ils s'en souviendront, j'en suis sûr. 
Vivement que les syriens et les yéménites en finissent avec leur tyran eux aussi.   


Rachid Barnat



samedi 8 octobre 2011

LA COMPAGNE ÉLECTORALE ET LA PUB : un jeu de dupe.

Article paru dans : Kapitalis

La compagne électorale officielle pour la Constituante a déjà commencé. Il semble que les partis en lice jouent le jeu et semblent respecter les règles qui ont été élaborées pour parvenir  à un scrutin sans tâches. 

Il y a, cependant, un parti qui détourne l'interdit de la publicité pendant la compagne électorale officielle, puisque des chaînes étrangères la lui assure et de manière assidue. 

Il s'agit d'Ennahdha et des chaînes qataris comme Aljazeera, ou la chaîne Elhiwar TV, dont un des journalistes, le tunisien Saleh Lazrak, ne se prive pas d'évoquer le nom Ghannouchi à tout propos, de l’encenser; allant jusqu'à lui accorder d'intervenir par téléphone dans ses émissions, ou de passer en boucle des images de lui. Quand on connaît la popularité de ce journaliste auprès des téléspectateurs, on peut imaginer l’influence qu’il peut avoir sur eux, par son choix on ne peut plus clair.
Sans oublier que cette chaîne a passé in extenso, et ce, à plusieurs reprises l'assemblée lors de laquelle Ennahdha a annoncé officiellement son programme !

Quand on sait l'impact du son et le choc des images, on comprend que ces moyens subtils mis au service d'un parti pris de ces chaînes, ne sont  que de la publicité qui ne dit pas son nom pour le parti Ennahdha et pour son chef Ghannouchi, que ces deux chaînes veulent soutenir. 

C'est une ingérence étrangère dans la vie politique tunisienne, intolérable et la supercherie de Ghannouchi qui se prête à leur jeu est révoltante. Il est malhonnête de se prêter à ce jeu de dupe.

Comment dans ces conditions s’étonner de la « popularité » de son parti quand on sait que les deux chaînes en question sont « regardées » par un public nombreux.
Je dis clairement qu’il existe une distorsion de la concurrence et de l’égalité entre les partis et que les pouvoirs publics doivent agir et rapidement.
J’ajoute et j’invite les juristes à se pencher sérieusement sur cette question. N’y aura-t-il pas là matière  à annulation des élections ?
Le pouvoir politique qui a donné des autorisations d’émettre à cette chaîne doit se faire respecter et l’inviter fermement à ne pas s’ingérer dans les élections en Tunisie !
L’information : oui ! La propagande : non !

Rachid Barnat

vendredi 30 septembre 2011

L'ISLAMISME VU PAR L’ÉCRIVAIN ALGÉRIEN BOUALAM SANSAL



Alors qu'il publie «le Village de l'Allemand», le grand romancier algérien s'explique ici sur les liens entre hitlérisme et islamisme, la politique de Bouteflika et les choix diplomatiques de Sarkozy. Ce qu'il dit est terrible

En exergue, un mot du narrateur annonce la couleur du livre. Noire, très noire: «il y a des parallèles dangereux qui pourraient me valoir des ennuis». Ce n'est pas une coquetterie. Il n'y en a jamais chez Boualem Sansal. Dans son cinquième roman, deux frères d'origine algérienne tiennent leur journal. Ils vivent en France, banlieue parisienne, et apprennent avec horreur la destinée de leur père: Hans Schiller, héros du FLN, était officier SS; il vient de finir ses jours au bled, égorgé par le GIA.
Pour son fils aîné, l'histoire des camps d'extermination se découvre dans son insupportable singularité, et s'inscrit dans sa chair, jusqu'à la folie. Pour le cadet, directement confronté à la «talibanisation» de sa cité, l'équation entre nazisme et islamisme s'impose avec cette certitude: «l'imam de la tour 17, il faut lui couper le sifflet». Entre leurs deux voix alternées, Sansal fraie la sienne, subtile mais ferme, qui dans une intrigue serrée noue sans faiblir les questions les plus brûlantes: banlieues, Algérie, nazisme, fanatisme... Servi par tant de talent, son courage force l'admiration. «Le Village de l'Allemand» est un coup de poing dans le gras de nos plus rassurantes illusions: la fin de l'histoire n'a pas eu lieu. G.L.


Le Nouvel Observateur - Ce qui donne son titre au roman, c'est la destinée d'un criminel de guerre nazi, ancien SS qui a trouvé refuge en Algérie, où il est devenu un héros de la guerre d'indépendance en formant des combattants du FLN... S'agit-il d'une histoire vraie? Comment est né ce roman?
Boualem SansalBoualem Sansal. - «Le village de l'Allemand» est né d'une histoire vraie et d'un déluge de questions. Un jour, au début des années 1980, alors que j'étais en déplacement professionnel à l'intérieur du pays (dans la région de Sétif), je me suis arrêté dans un village (Aïn Deb, dans le roman), attiré par son «look» exotique. Il ne faisait pas couleur locale, il avait un petit air d'ailleurs. J'y ai pris un café et en arrivant à destination, j'ai questionné les personnes qui m'attendaient. J'avais à peine fini de dire «En venant chez vous, je suis tombé sur un drôle de village qui m'a fait penser au village d'Astérix le Gaulois...» qu'on s'exclama fièrement: «Ah! le village de l'Allemand». On m'expliqua que ce village était «gouverné» par un Allemand, ancien officier SS, ancien moudjahid, naturalisé algérien et converti à l'islam. Dans la région, on le regardait comme un héros, un saint homme qui avait beaucoup fait pour le village et ses habitants. J'ai senti chez mes interlocuteurs une réelle admiration à l'évocation de son passé nazi, ce qui n'était pas pour me surprendre: la geste hitlérienne a toujours eu ses sympathisants en Algérie, comme d'ailleurs dans beaucoup de pays arabes et musulmans, et sans doute plus aujourd'hui en raison du conflit israélo-palestinien et de la guerre d'Irak. Avec quelque emphase pour bien m'éblouir, on m'expliqua que cet Allemand avait été envoyé par Nasser comme expert auprès de l'état-major de l'ALN et qu'après l'indépendance il avait enseigné dans la prestigieuse académie militaire de Cherchell. C'était en effet quelqu'un. J'avais voulu retourner au village et voir cet homme de près mais le temps m'avait manqué.
Depuis, j'ai souvent pensé à cette histoire. Je lui trouvais beaucoup d'aspects intéressants: le côté aventureux et romantique de cet Européen venu se battre pour l'indépendance de l'Algérie, sa retraite dans un village du bout du monde, sa conversion à l'islam, l'ascendant sympathique qu'il a pris sur ses habitants. Il y avait aussi le côté noir, celui de l'officier SS ayant servi dans les camps d'extermination.
N.O. - Comment cet aspect-là pouvait-il être occulté?
Croix_gammée_croissant_0.jpgB. Sansal. - En y pensant, je me suis avisé de quelque chose que je savais mais sans lui avoir jamais accordé plus d'importance que cela: la Shoah était totalement passée sous silence en Algérie, sinon présentée comme une sordide invention des Juifs. Ce constat m'avait choqué. Le fait est que jamais, à ce jour, la télévision algérienne n'a passé de film ou de documentaire sur le sujet, jamais un responsable n'en a soufflé mot, jamais, à ma connaissance, un intellectuel n'a écrit sur le thème. C'est d'autant plus incompréhensible que nous avons fait de notre drame durant la guerre d'Algérie, l'alpha et l'oméga de la conscience nationale. Je pense qu'à ce titre nous aurions également dû nous intéresser aux drames qui ont frappé les autres peuples, partout dans le monde. Il me semble qu'on ne peut avoir pleine conscience de sa tragédie et s'en trouver plus fort que si on considère aussi celles des autres. Quelle autre façon avons-nous de situer son histoire dans l'histoire humaine une et indivisible? Ne pas le faire, c'est quelque part mépriser sa propre histoire, c'est privatiser quelque chose qui appartient à l'humanité, pour en faire, par glissement naturel ou par calcul, au mieux une épopée que chacun peut agrémenter selon ses besoins, au pire un manuel de lavage de cerveau. En Algérie, au demeurant, on a réussi à faire les deux: une merveilleuse épopée en mouvement perpétuel et un abominable manuel de décérébration massive. Je me demande comment nous pourrions un jour sortir de ce double sortilège.

N.O. - Pour reprendre le titred'un livre paru en 1990, votre roman propose en somme une nouvelle vision, extrêmement sombre, des rapports entre «le croissant et la croix gammée» (1). D'autant qu'à l'arrière-plan se profile le rôle des services secrets égyptiens de Nasser... Ce passé-là en tout cas, volontiers méconnu - sinon occulté, nous entraîne très loin des visions manichéennes de la décolonisation qui ont souvent cours. N'est-ce pas une nouvelle façon pour vous de déconstruire l'histoire de la libération nationale en Algérie (dont vous avez déjà dénoncé les mythes, notamment dans «Poste restante: Alger»)?
Boualem Sansal. - Quand j'ai décidé de faire de l'histoire de cet Allemand la trame d'un roman, je me suis retrouvé avec beaucoup de questions sans réponses. Je n'ai hélas pas pu me rendre dans ce village pour mener enquête. Tant de choses ont changé en Algérie depuis le début des années 1980 qu'il m'est vite apparu inutile de m'y rendre. Durant la «décennie noire», tout déplacement était suicidaire, le pays était sous contrôle des GIA. Et plus tard, alors que la sécurité sur les routes s'était améliorée, j'y ai renoncé, je me suis dit que le village était au mieux sous la coupe d'un notable issu de l'Alliance présidentielle, donc livré à la gabegie et à la corruption, au pire sous la férule d'un émir «résiduel» du GIA et que toute trace de cet Allemand avait dû être effacée. J'ai recueilli quelques dires ici et là, et puisé dans les livres pour reconstituer la possible trajectoire de cet homme, et d'une manière générale de ces criminels de guerre nazis qui se sont réfugiés dans les pays arabes.
0802_litteraire.jpgEn avançant dans mes recherches sur l'Allemagne nazie et la Shoah, j'avais de plus en plus le sentiment d'une similitude entre le nazisme et l'ordre qui prévaut en Algérie et dans beaucoup de pays musulmans et arabes. On retrouve les mêmes ingrédients et on sait combien ils sont puissants. En Allemagne ils ont réussi à faire d'un peuple cultivé une secte bornée au service de l'Extermination; en Algérie, ils ont conduit à une guerre civile qui a atteint les sommets de l'horreur, et encore nous ne savons pas tout. Les ingrédients sont les mêmes ici et là: parti unique, militarisation du pays, lavage de cerveau, falsification de l'histoire, exaltation de la race, vision manichéenne du monde, tendance à la victimisation, affirmation constante de l'existence d'un complot contre la nation (Israël, l'Amérique et la France sont tour à tour sollicités par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois, le voisin marocain), xénophobie, racisme et antisémitisme érigés en dogmes, culte du héros et du martyre, glorification du Guide suprême, omniprésence de la police et de ses indics, discours enflammés, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, matraquage religieux, propagande incessante, généralisation d'une langue de bois mortelle pour la pensée, projets pharaoniques qui exaltent le sentiment de puissance (ex: la 3ème plus grande mosquée du monde que Bouteflika va construire à Alger alors que le pays compte déjà plus de minarets que d'écoles), agression verbale contre les autres pays à propos de tout et de rien, vieux mythes remis à la mode du jour.... Fortes de cela, les dictatures des pays arabes et musulmans se tiennent bien et ne font que forcir. Plus que mille discours, cinq petits jours de Kadhafi à Paris ont suffi pour édifier les Français sur la nature de nos raïs. Ah, quelle morgue, ce Kadhafi! Maintenant, ils peuvent comprendre ce que nous subissons tous les jours qu'Allah nous donne à vivre sous leurs bottes.
N.O. - Mais ce que raconte votre roman, c'est surtout la découverte du nazisme lui-même, aujourd'hui, par les deux fils de l'Allemand devenu Algérien. Pour eux, qui vivent dans une cité de la banlieue parisienne, cette découverte est un traumatisme. La question de la transmission de cet insupportable héritage est ainsi au cœur du livre - notamment à travers le texte de Primo Levi qui s'y trouve cité. Est-ce une question qui vous hante directement? S'agit-il de lutter contre une forme de négationnisme ambiant?
Boualem Sansal. - Je me pose souvent la question: comment réagiront nos jeunes le jour où ils ouvriront les yeux et que tomberont les certitudes débilitantes qui ont été leur pain, leur lait et leur miel quotidiens depuis la prime enfance. On imagine le chaos. Ils devront repenser tout ce qui leur a été inculqué: religion, identité, histoire, société, Etat, monde. Je me dis avec tristesse qu'ils ne pourront pas mener ce travail de reconstruction et que probablement ils ne trouveront personne pour les aider. Les vieux auront aussi à se refaire. C'est parce que leurs yeux se sont quelque peu décillés au début des années 1980 sur l'impasse dans laquelle le FLN avait mis le pays, que les jeunes Algériens ont massivement rejoint le FIS et les groupes armés. Ils avaient besoin d'autres certitudes, c'était urgent. Vers quoi iront-ils maintenant qu'ils ont compris que l'islamisme ne payait que par la mort et que la voie de l'émigration leur était fermée? J'ai voulu m'engager dans cette problématique, le choc de la vérité, et j'ai choisi de le faire d'une manière à la fois positive, façon de ne pas insulter l'avenir et croire que nos jeunes sauront trouver une issue (comme Malrich, l'enfant des banlieues) et dramatique comme pour Rachel que la révélation de ce que fut le passé de son père a mené au suicide. Je ne sais pas si l'Allemand de Aïn Deb avait des enfants. Je lui en ai donné deux, Rachel et Malrich, et je les ai brutalement mis devant le passé de leur père. Ils ne sont pas réels mais je m'en suis voulu pour la douleur que je leur ai infligé.
Devant ces révélations, se pose la terrible question: sommes-nous comptables des crimes commis par nos parents, d'une manière générale par le peuple auquel nous appartenons? Oui, cette question me hante et je n'ai pas de réponse. Je me dis que nous ne sommes responsables de rien mais en tant qu'héritiers, le problème nous échoit, nous n'y pouvons rien. Je me dis que nous n'avons à faire ni repentance ni excuse mais en tant qu'héritiers le problème nous échoit. Il n'y a pas de réponse mais il y a peut-être une solution: que les enfants des victimes et ceux des coupables se rencontrent et se parlent, autour d'une histoire qu'ils écriront eux-mêmes. Ensemble, de cette façon, ils éviteront peut-être le manichéisme que naturellement les acteurs de la tragédie portent en eux. N'est-ce pas d'ailleurs ce que nous faisons depuis que le monde est monde?
N.O. - Votre Ministre des Anciens combattants a récemment déclaré que Nicolas Sarkozy devait son élection, en France, à l'appui d'un «lobby juif». Faut-il y voir une sorte de résurgence - ou de symptôme - du passé qu'évoque votre roman? Et que pensez-vous de la façon dont Sarkozy a réagi à cette provocation? De son attitude, en général, vis-à-vis des dirigeants algériens et sur les relations franco-algérienne?
Boualem SansalBoualem Sansal. - N'était la réaction française qui a éveillé notre attention, les propos scandaleusement antisémites d'un de nos ministres, comme ceux du chef du gouvernement contre Enrico Macias, seraient passés inaperçus chez nous. Il faut le savoir, nos oreilles sont saturées, nous n'écoutons jamais les insanités de nos sinistres gouvernants. De Ben Bella à Bouteflika, c'est le même discours de haine, enseigné dans nos écoles et nos mosquées, relayé et amplifié par la télévision et les officines de la propagande.
Je trouve que Sarkozy a été pusillanime, il aurait dû différer sa venue, et demander officiellement à Bouteflika de désavouer publiquement son ministre. Il aurait dû maintenir Macias dans sa délégation. Sarko et sa délégation étaient les invités de l'Algérie, pas seulement de M. Bouteflika.
Sarko et Boutef qui se donnaient allègrement du «Mon ami Abdelaziz» par-ci, «Mon ami Nicolas» par-là, n'ont pas été au bout de leur soudaine amitié. Pour nous, la chose est sacrée: L'ami de mon ami est mon ami. En foi de quoi, Macias, l'ami de Sarko, aurait dû, obligatoirement, trouver sa place dans le cœur de Boutef. Je ne me souviens pas, soit dit en passant, que celui-ci ait été mis devant pareil et inutile affront lorsqu'il est allé en France, à l'invitation de Chirac. Au contraire, il eu droit au grand jeu, Parlement, Champs-Élysées, petits fours et tutti quanti. En se dérobant, Sarko lui a donné quitus de son insulte (car nul ne doute qu'il ne soit derrière les déclarations de son ministre), il l'a même encouragé à récidiver et pour nous qui espérions voir les relations algéro-françaises enfin se tourner vers l'avenir et nous apporter un peu d'air et de progrès, c'est décevant.
N.O. - Ce qui frappe de plein fouet à la lecture, ce qui est très violent dans votre roman, c'est évidemment le jeu de miroir entre le nazisme d'hier et l'islamisme d'aujourd'hui. Le journal de Rachel insiste sur la spécificité de l'Extermination. Mais son frère Malrich, qui perçoit l'imam de sa cité comme un SS, va jusqu'à écrire: «quand je vois ce que les islamistes font chez nous et ailleurs, je me dis qu'ils dépasseront les nazis si un jour ils ont le pouvoir». Dans quelle mesure partagez-vous ce point de vue?
Boualem Sansal. - Nous vivons sous un régime national-islamiste et dans un environnement marqué par le terrorisme, nous voyons bien que la frontière entre islamisme et nazisme est mince. L'Algérie est perçue par ses enfants eux-mêmes comme une «prison à ciel ouvert», disent les uns, et comme «un camp de concentration», disent les autres qui meurent à petit feu dans les cités. On ne se sent pas seulement prisonniers de murs et de frontières étanches, mais d'un ordre ténébreux et violent qui ne laisse pas même place au rêve. Nos jeunes ne pensent qu'à se jeter à la mer pour rejoindre des terres clémentes. Ils ont un slogan qu'ils répètent à longueur de journée en regardant la mer: «Mourir ailleurs plutôt que vivre ici». Les Harragas (les brûleurs de routes) avant d'être des émigrés clandestins sont des prisonniers évadés. Ils devraient être accueillis en tant que tels et non comme des hors-la-loi que l'on punit de la manière la plus cruelle: en les renvoyant au pays.
N.O. - En ce qui concerne la menace islamiste, plusieurs événements récents donnent hélas raison à l'inquiétude et à la noirceur qui imprègnent votre roman: les attentats qui viennent de se produire à Alger, par exemple. Des voix s'élèvent pour mettre en cause la responsabilité de la politique de «Réconciliation nationale» menée par le président Bouteflika. Est-ce aussi votre avis? Entre l'épisode sanglant des villageois égorgés par le GIA en 1994 - que l'on trouve dans votre livre - et ces attentats-suicides orchestrés par Al-Qaïda, quelle évolution voyez-vous se dessiner?
Serment_Barbares.jpgBoualem Sansal. - La «Charte pour la Réconciliation nationale» de M. Bouteflika n'est pas un moyen de rétablir la paix et ce qui va avec, la justice, la vérité, la démocratie, la culture, la prospérité. Elle est un anneau de plus à la chaîne totalitaire que le régime du FLN a déroulée sur le pays depuis l'indépendance. Elle ne dit rien d'autre que cela: «Réconciliez-vous autour de moi, Bouteflika, que les islamistes cultivent leur champ et que les démocrates et les laïcs cultivent le leur, l'Algérie est riche pour tous». Nous avions une Algérie qui se battait pour la liberté, nous voilà avec deux Algérie séparées par un fossé plein de sang et d'amertume. En vérité, la Réconciliation avait un autre objectif: couvrir les chefs de l'Armée et des Services secrets coupables de crimes massifs durant la «décennie noire», redorer le blason du régime, apporter une pièce maîtresse au dossier de M. Bouteflika qui rêve d'être couronné Nobel de la Paix.

Le Dr. Saïd Saadi, chef du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) a récemment déclaré que l'Algérie était en voie d'«irakisation». Je partage ce point de vue. Tant que le régime sera là, le désordre ira croissant. Comme elle le fut dans les premières années de son indépendance, une terre d'expérimentation où tous les vendeurs d'utopies dans le monde venaient proposer leurs recettes-miracles, l'Algérie sera, comme l'Irak, un terrain où viendront s'affronter toutes les factions et toutes les mafias du monde. El-Qaïda l'a bien compris, elle y a installé une succursale. Hier, c'était les Frères Musulmans, puis les Afghans, aujourd'hui, c'est la nébuleuse El-Qaïda et demain, on rebattra les cartes et de nouveaux acteurs apparaîtront. Le système corrompu et nauséabond du FLN est ainsi, il attire les mouches. Le barrage à cela est une démocratie insérée dans l'ensemble maghrébin et l'Union méditerranéenne.
N.O. - Comment lutter contre cette menace terroriste? Votre livre pose à de nombreuses reprises la question, mais n'apporte guère de réponse... Quel rôle peuvent jouer les démocraties occidentales? La façon dont Sarkozy vient de recevoir Kadhafi est-elle, comme il le dit, une voie possible pour encourager la démocratie face à l'islamisme?
Boualem Sansal. - Avec des régimes comme ceux de Bouteflika et Kadhafi, les démocraties occidentales ne peuvent pas grand-chose. Tout ce qu'elles diront et feront sera retourné contres elles et contre nous. Nos leaders sont de redoutables tennismen. Ils connaissent tous les coups pour détruire les balles en vol. Comme d'habitude, ils se dresseront sur leurs ergots et crieront : ingérence, colonialisme, néocolonialisme, impérialisme, atteinte à nos valeurs islamiques, lobby juif, etc!
La menace terroriste ne les gêne pas plus que ça. En tout cas, ils veulent la gérer selon leurs vues et besoins tactiques, loin du regard étranger. «Le terrorisme reste à définir», disait Kadhafi en Espagne. Bouteflika avait dit une chose similaire. La menace terroriste est pour eux pain béni, elle leur permet de maintenir la société sous étroite surveillance et ridiculiser ses prétentions démocratiques, toujours présentées comme susurrées par l'Occident dans le but d'affaiblir nos valeurs nationales.
La méthode Sarkozy est peut-être une voie. En recevant les dictateurs, en travaillant avec eux, on les légitime, certes, mais peu à peu on les déshabille, on les montre sous leur vrai jour, on les implique dans des projets communs. Ne se sentant plus menacés par les discours de l'Occident sur les droits de l'homme, ils pourraient avancer sur la voie de la normalité (je le dis sans trop y croire). La méthode implique que dans nos pays, la société civile et les partis politiques se mobilisent pour accentuer la pression interne. Quoi qu'il en soit, il est trop tôt pour juger de l'efficacité de la méthode Sarko. J'aurais quand même préféré qu'il reçoive Kadhafi dans la discrétion, ce richissime bandit ne méritait pas tant d'égards.
N. O. - Qui peut agir alors?
Boualem Sansal. - La lutte contre l'islamisme, matrice du terrorisme, réclame un engagement des musulmans et de leurs théologiens. Il leur revient de sauver leur religion et de la réconcilier avec la modernité, faute de quoi l'islam finira par n'être plus que l'islamisme. Mais le danger dans les pays arabes et musulmans est tel qu'aucun théologien n'ose entreprendre ce nécessaire travail d'ijtihad. Et les intellectuels qui s'y emploient avec talent dans les démocraties occidentales (Soheib Bencheikh, Malek Chebel, Mohamed Arkoun, Abdelwahab Meddeb...) ne sont guère entendus dans nos pays. Mon humble avis est que l'islam a déjà trop pâti de l'islamisme et du nationalisme arabo-musulman, je ne vois pas comment il pourrait reprendre le chemin des Lumières qui jadis fut le sien.
N. O. - L'islamisation de certaines cités de banlieue, en France, est également au cœur du livre: non seulement on y «fabrique» des talibans, mais c'est un véritable état (totalitaire) dans l'état (républicain) qui se dessine. Un état avec ses lois et son impôt: «la cité sera bientôt une république islamique parfaitement constituée», prophétise Malrich. Pire, il la compare à un«camp de concentration», dont les habitants, en proie au désœuvrement, seraient sous l'autorité tyrannique de l'imam leurs propres «kapos». Là-encore, ce diagnostic extrêmement radical (du personnage) vous semble-t-il justifié? N'est-il pas quelque peu caricatural? Et si non, sur quels éléments vous fondez-vous?
Boualem Sansal. - Le diagnostic de Malrich n'est pas exagéré. C'est la triste réalité. Dans nos pays, les cités populaires abandonnées par l'Etat à la misère, au banditisme et à l'islamisme sont déjà des camps de concentration. Certaines banlieues françaises sont de la même manière sous la coupe des gangs mafieux et islamistes, en connexion avec les gangs d'Algérie et les réseaux salafistes d'El-Qaïda dans le monde. Le journaliste Mohamed Sifaoui, à travers ses enquêtes sur le terrain et ses documentaires, en a apporté la preuve. Moi-même, au cours de mes déplacements en France, j'ai eu l'occasion de le constater et de l'entendre de la bouche même des habitants de ces cités.
N.O. - Le seul remède indiqué par votre roman, ici encore dans la filiation de Primo Levi, c'est l'usage de la parole, le souci de dire la vérité contre l'oubli, le mensonge, le silence. Pensez-vous que l'écriture peut être une arme politique? Au moment du 11 septembre 2001, vous aviez été l'un des rares et tout premiers intellectuels de culture musulmane à dénoncer le fanatisme. Vous sentez-vous moins seul aujourd'hui?

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Boualem Sansal. - Le Verbe est tout. Il peut tuer et ressusciter. Je ne me situe évidemment pas à ce niveau. J'écris pour parler, parler à des gens, des frères, des amis, des passants tranquilles, et même, s'ils le veulent bien, à ceux qui rêvent de détruire l'humanité et la planète.
Ce sont les lecteurs qui font des livres une arme politique. Plus ils sont nombreux et plus ils sont forts, ils peuvent s'associer, crier, brandir le poing et chasser ceux qui nous font du mal avec leur fanatisme, leurs mensonges, leurs rapines, leurs crimes.
Le 11 septembre a été pour nous tous un choc terrible. Ce jour, nous avons commencé à comprendre que l'islamisme était dans une démarche autrement plus radicale que celle que nous lui attribuions: lutter contre les tyrans en terres d'islam et instaurer la charia. Sa véritable démarche est l'extermination de l'autre, le croisé, le Juif, l'athée, le musulman laïc, la femme libre, le démocrate, l'homosexuel, etc (la liste ne cesse de s'allonger). Il n'est limité dans son projet que par l'absence entre ses mains d'armes de destruction massive. Devant une telle folie, la mobilisation a été bien timorée. Pire, ici et là, on a composé avec lui, on lui a fait des concessions (voile islamique, gestion des mosquées, éducation, prêches à la télé, fermeture des écoles enseignant en français...), on lui a abandonné des zones entières (des villes et des banlieues) et très peu aujourd'hui osent aborder frontalement la question de l'islamisme, encore moins celle de l'islam, otage de l'islamisme. En Algérie, en application de la «Réconciliation», ce mot, comme celui de terroriste et beaucoup d'autres, ont tout simplement disparu du vocabulaire des officiels. On parle «d'égarés manipulés par la main de l'étranger». On revient toujours au complot contre la nation algérienne.
N.O. - En exergue, le narrateur principal indique que le livre contient «des parallèles dangereux qui pourraient [lui] valoir des ennuis». Ne craignez-vous pas vous-même d'en avoir? Vous avez dû quitter vos fonctions dans l'administration en 2003. Et votre dernier livre [«Poste restante : Alger»] a été interdit en Algérie en 2006. Pensez-vous que celui-ci sera autorisé? Et pourquoi, au fond, restez-vous en Algérie, là où beaucoup ont préféré l'exil?
Boualem SansalBoualem Sansal. - Les censeurs sont légions dans nos pays et ils sont très vigilants. Ils traquent le mot, la virgule, l'attitude. «Poste restante Alger» a été interdit avant même d'arriver en Algérie. «Le Village de l'Allemand» le sera certainement. Comme il touche à plusieurs thèmes sensibles, je m'attends à un déluge de tirs croisés. Je le dis comme ça dans le but de provoquer une réaction inverse: un grand silence méprisant. C'est le mieux qui puisse arriver. Nos censeurs sont toujours très dangereux quand ils s'intéressent à quelqu'un.
Comme beaucoup d'Algériens, les jeunes et les moins jeunes, je suis constamment taraudé par l'envie de «m'évader» du camp. Et toujours, au moment de ramasser mon baluchon et de prendre la clé des champs, je me dis que, après tout il est plus intelligent de détruire le camp, une pièce rapportée, que de fuir le pays. L'Algérie est un beau et grand pays, il vient de loin, il a une longue et passionnante histoire, ayant fricoté de près avec tous les peuples de la Méditerranée, il n'est pas né avec le FLN, il n'a rien à voir avec sa culture, ses camps, ses apparatchiks et ses kapos, un jour il reprendra sa route sous le soleil et sa terre reverdira. J'aimerais être là pour le voir.
Propos recueillis par Grégoire Leménager

«Le Village de l'Allemand ou le journal des frères Schiller», par Boualem Sansal, Gallimard, 256 p., 20 euros.


Né en 1949, Boualem Sansal vit près d'Alger. Il est l'auteur de plusieurs romans, dont «le Serment des barbares» (1999) et «Harraga» (2005). Haut fonctionnaire au ministère de l'Industrie, il a été congédié en 2003.